Un continuum d’exploitation sexuelle, affective et économique

Introduction

A une époque où les concepts critiques issus du mouvement ouvrier sont, après plusieurs décennies d’hégemonie ideologique de la droite, soit oubliés, soit en train d’être détruits, il est important de défendre les acquis théoriques de la critique de l’économie politique. Je ne propose pas du tout de simplement jeter les outils “classiques”.

Mais je trouve qu’on ne peut pas continuer à utiliser les outils théoriques classiques marxistes et anarchistes, en essayant de les adapter un peu, ou de simplement élargir leur champs d’application. Il faut prendre en compte les avancées théoriques stimulées par les mouvements sociaux qui ont surgis depuis les années soixante. Pour moi ça veut dire qu’il faut retravailler et complètement transformer la critique de l’économie politique.

Il me semble évident aujourd’hui que la critique de l’exploitation économique et la critique de l’exploitation affective et sexuelle doivent être intégrés dans un cadre théorique unique qui ne valorise pas l’un de ces facteurs au détriment des autres, et ne réduise pas leur complexité.

Pour y arriver il faut d’abord, dans mon opinion, se débarrasser de l’idée d’une différence essentielle entre la sphère de l’économique et la sphère du non-économique.

1. Un premier pas: la critique marxienne

La critique marxienne a accompli un premier pas en critiquant l’idéologie de la séparation entre l’économique et le politique. Mais elle n’a jamais attaqué la séparation entre l’économique et l’affectif, entre le public et le privé (dans le sens du relationnel, de la famille).

2. Un deuxième pas: une critique marxiste libertaire du concept classique du travail

Dans beaucoup de courants de la gauche dite radicale, que ce soient des courants anarchistes, autonomes, marxistes libertaires, léninistes ou autres, « le travail » est encore vu comme une essence universelle, quelque chose qui est, soi-disant, plus ou moins la même chose dans les différentes sociétés et dans des différentes périodes historiques.

Mais en fait, ce qu’on appelle souvent simplement « le travail » – le travail formel rémunéré – est un type d’activité humaine historiquement spécifique, capitaliste. Ce n’est pas – comme certains courants de la gauche le veulent – l’antipode émancipateur du capital, mais une activité humaine spécifiquement capitaliste: exploitative, aliénée, contraignant et compulsive.

3. Un troisième pas: Les critiques féministes du concept de travail

Mais il faut aller beaucoup plus loin que cette critique d’un certain gauchisme traditionnel, et prendre en compte des critiques féministes du concept de travail:

En focalisant sur le travail formel rémunéré, la gauche patriarcale ignore l’existence de beaucoup d’autres formes d’activité et d’exploitation: des activités – le travail ménager non-rémunéré par exemple – et des formes d’exploitation – l’exploitation du « travail affectif » des femmes par exemple – qui sont essentielles pour la cohésion et la reproduction de la société, mais qui sont rendu invisible socialement.

4. La définition du terme travail et la question de la rémunération

La question de la rémunération n’a rien à faire avec la question si on devrait appeler une certaine activité un travail ou pas. C’est un critère complètement arbitraire qui dépend des intérêts des dominants, et ces intérêts se manifestent dans l’idéologie que certains actes appartiennent par leur nature à la sphère du privé, au domaine de la reproduction etc.

5. Critique du concept de « la reproduction »

En conceptualisant le domaine de la reproduction comme apolitique, privé et ahistorique, la séparation traditionelle de toute activité humaine en « production » et « reproduction » contribue à cette invisibilisation.

Ce vague terme « reproduction » comprend un vaste éventail d’activités: avoir des bébés (« reproduction biologique »); éduquer les enfants, soigner les vieux, les handicapés et les malades, préparer à manger, nettoyage et autres tâches ménagers; soulager, conforter, rassurer, écouter, apprécier, être patient et non-agressif, se nier (« reproduction émotionnel »). Toutes ces activités ont une histoire – qui ne découle pas simplement de l’histoire des « modes de production » – et sont le sujet de luttes politiques.

6. Le travail affectif et le travail sexuel partout dans la société

Donc, dans mon opinion il ne faut pas s’arrêter à la critique de l’exploitation affective et sexuelle dans les relations définies socialement comme « sexuelles »: Ce n’est pas seulement à la maison et dans les relations dites « humaines » qu’on demande aux femmes d’être belles, sexys mais pas trop non plus, ça dépend des situations, de supporter un certain niveau d’harcèlement sexuel (regards, propos sexistes, touchers, et souvent bien plus) etc, donc de fournir tout une gamme de prestations sexuelles et affectives (entièrement gratuites).

Je trouve ça important de définir cette activité désavoué, non-apprécié et non-rémunéré comme un travail, un travail sexuel dans l’occurence. Et je pense qu’il faut penser le travail sexuel dans une continuité avec les autres formes de travail qu’on demande aux femmes sans recompense (qu’elle soit « matérielle » ou « immatérielle »): Aimer, surtout leurs enfants et leurs hommes, sans penser à elles-mêmes, prendre soin des autres, ne pas être trop agressif, être patient, silent, responsable pour la créatrion d’une ambiance chaleureuse et agréable, etc etc.

7. L’importance de la violence masculine pour l’exploitation des femmes

Pour moi la question de la violence contre les femmes doit être liée avec la question de l’exploitation.
C’est un peu simpliste, mais peut-être on pourrait comparer la relation entre l’exploitation des femmes et la violence masculine avec la relation entre la violence de l’état et le bon fonctionnement des marchés capitalistes:
Le libre échange capitaliste au niveau international fonctionne seulement si de temps en temps un pouvoir impérialiste mène une guerre pour rétablir ou stabiliser les relations d’échange inégales entre les régions pauvres et les régions riches. Le « paix social », autrement dit le bon fonctionnement de l’exploitation économique de la classe ouvrière, dépend du pouvoir répressif de l’état – comme le Général Pinochet le disait si bien, de temps en temps il faut baigner la démocratie dans le sang…
Avec la violence de la classe des hommes contre la classe des femmes c’est la même chose: c’est un moyen de discipliner les femmes, de stabiliser les relations d’exploitation émotionnelle et d’exploitation sexuelle.

8. Capitalisme et patriarcat: interaction complexe de deux systèmes intrinsèquement contradictoires…

Je ne souscris à aucune notion d’une nécessité du développement capitaliste pour l’émancipation sociale. Par contre je tiens à l’idée que le capitalisme (le patriarcat aussi, d’ailleurs) est intrinsèquement contradictoire et qu’il produit des bouleversements sociales qui ouvrent des espaces pour des luttes et qui peuvent potentiellement mener à l’autodestruction des relations sociales capitalistes. Sans que ça veut dire que ce qui viendra peut-être après sera forcément mieux. Mais c’est possible.

Pour moi, l’expansion des relations sociales capitalistes (autrement dit la « subsomption réelle de la société sous le capital ») est une affaire ambivalente. C’est une catastrophe, mais c’est aussi une grande chance. Parce que le remplacement de relations sociales concrètes par le lien abstrait de l’argent est toujours aussi une libération pour les individus, une libération assez cruelle bien sûr… Par exemple, oui, les sociétés modernes deviennent de plus en plus individualistes, atomisés, on est tous et toutes de plus en plus mis en concurrence tout le temps, de plus en plus souvent en train de se vendre, il y a un froideur social qui s’étend, une solitude croissante. Par contre, ce même développement capitaliste qui produit ces effets, (alimenté par les impulsions culturelles des mouvements de révolte et protestation qui ont été intégré par le système bien sûr) est en train de détruire la famille et les valeurs morales traditionelles, et ça c’est génial et ça ouvre des pistes pour la construction d’une autre société.

9. Critique des pseudo-critiques de « la marchandisation »

Dans mon opinion beaucoup de discours prétendument critiques sur « la marchandisation » sont plus que naifs, ils sont réactionnaires dans la mesure qu’ils veulent faire croire que les relations sociales que l’expansion et le développement du capitalisme est en train de détruire étaient « mieux », ou plus « naturelles ».

Il y a des différentes formes de ces discours idiotes sur la marchandisation; il y a le type social-démocrate qui veut nous faire croire qu’on peut ressusciter une période révolue du capitalisme, retourner au fordisme avec des politiques keynesiens, et que ça, ça serait super, on était heureux à l’époque, n’est-ce pas, chaque homme un boulot à plein temps à vie dans une usine, une femme à la maison, un frigo et une voiture, vacances payés, le bonheur quoi…

Puis il y a, répandu dans beaucoup de milieux de l’extrême-gauche, la romantisation des sociétés pré-capitalistes, ou l’idéalisation des relations sociales non-capitalistes qui survivent, ici ou, encore mieux, dans des pays lointains du Tiers Monde: si on pourrait juste arrêter la dérive capitaliste vers l’abstraction et retourner à des relations humaines concrètes, plus proches et chaleureuses, tout irait bien…

Je trouve qu’il y a aussi des discours sur la marchandisation des corps des femmes qui sont du même type de pseudo-critique extrêmement naïve.

10. Le statut des corps des femmes

Le corps des femmes est un objet depuis des milliers d’années. C’était le cas dans toutes les sociétés historiques patriarcales, même dans des petites sociétés sans classes économiques (dans le sens traditionnel) comme les chasseur-cueilleurs de l’Amérique ou de l’Australie avant la colonisation européenne, et très évidemment dans toutes les sociétés esclavagistes et féodales sur tous les continents, dans les civilisations pré-capitalistes de l’Amérique et de l’Afrique comme en Chine, en Inde et en Europe.

Le corps des femmes était un objet d’échange bien avant la domination des relations sociales capitalistes, même avant l’utilisation de l’argent.

11. L’échange dans un sens large…

Les relations humaines sont et étaient toujours et dans toutes les sociétés dont nous avons connaissance des relations d’échange dans un sens large. La distinction entre un domaine de l’affectif, où la calculation et l’égoïsme n’ont pas lieu d’être, et un domaine de l’économique, où chaque personne poursuit légitimement son avantage est une idéologie. En réalité, les histoires d’amour, les amitiés, les relations familiales, etc, sont tous des relations d’échange où on essaie de satisfaire ses besoins et ses désirs. On échange des plaisirs, on échange un sens de sécurité contre des soins, on échange sexe contre amour, ou amour contre amour, ou appréciation, amour et soins contre sécurité financière et existentielle, etc. Évidemment tout ça se passe sous contrainte, des contraintes externes et des contraintes intériorisés.

Je pense que dans une société d’abondance materielle et affective (donc certainement pas dans la nôtre) on pourrait toujours et partout donner de soi sans trop se préoccuper « du retour ». J’imagine que pour des gens qui auraient grandi dans l’abondance affective, ça serait facile de croire « qu’il y assez pour tout le monde », pas de raison d’essayer de garder, d’accumuler, d’être jaloux et radin. Le retour serait garanti, parce que ça serait une société où c’est normal qu’on prend soin l’une de l’autre. Mais ça, c’est pas nous, et ce n’était pas le Moyen Age occidental non plus, et non, pas chez les indiens Amazoniens non plus.

Ce que je veux dire c’est que je pense que, le but devrait être d’essayer de sortir de la logique des échanges des équivalents (des bouts équivalents de plaisir, de temps, de travail…), mais que ça va être une longue longue route, et que ce n’est pas la même chose que d’abolir le capitalisme parce que les logiques radines et jalouses du manque sont bien plus vielles et très enracinées.

12. Ce qui est à scandaliser en premier lieu…

Donc pour moi ce qui est à scandaliser en premier lieu ce n’est pas le fait qu’il y a des échanges (qu’ils soient économiques, économico-sexuels, sexuels, affectifs…) qui ont lieu, mais le fait que les échanges économiques, affectives et sexuelles entre la classe des hommes et la classe des femmes sont, comme le dit Paola Tabet, une grande arnaque, au dépit des femmes. Et ce qu’il faut demander avant tout, c’est de l’appréciation sociale pour tout ce travail, dans un sens très large, que font les dominé-e-s pour alimenter, soutenir, conforter et satisfaire les dominants. Je dis ça dans des termes très généraux parce que je crois que ce n’est pas juste une histoire de genre et de classe mais il y a aussi une exploitation non-économique des personnes racisées, qui fait partie de processus sociaux plus larges dans lesquels les groupes socialement dominés et/ou marginalisés sont symboliquement et culturellement exploités et dépossédés dans l’intérêt de la stabilisation affective collective des groupes privilégiés.

Et puis bien évidemment ce qu’il faut c’est d’arrêter tout ces échanges inégales.

13. La question de “la prostitution”

Concernant la question de « la prostitution », je pense que – la réification des corps des femmes étant bien plus vielle que le capitalisme, et vu que le capitalisme était toujours patriarcal – il convient de décrire le développement de l’industrie du sexe dont nous sommes témoins comme faisant partie d’un stade avancé de la longue transformation historique des relations patriarcales non-capitalistes en relations patriarcales capitalistes.

Pour moi, un tel développement, comme j’ai expliqué plus haut, n’est jamais simplement une mauvaise ou une bonne chose mais un processus ambivalent et contradictoire. Donc pour moi la question « Libération ou marchandisation » ne se pose pas comme il se pose pour certain-e-s, apparamment.

14. Rejet du concept “prostitution” comme point focal d’une critique sociale

Je refuse le concept de la prostitution comme point focal d’une critique sociale parce que ce terme ne permet pas de capter le continuum d’exploitation sexuelle, affective et économique des femmes par les hommes dans une société patriarcale. Toute critique qui focalise sur « la prostitution » a tendance à reproduire le clivage idéologique entre les putes et les autres femmes et à renforcer le stigma de la pute. Une telle critique reste, à force de ne pas parler des violences et des relations d’exploitation patriarcales dans les relations sexuelles qui n’impliquent pas de compensation monétaire – donc dans l’hétérosexualité consensuelle courante, au sein de la famille, etc -, structurellement putophobe.

Dans mon opinion, au lieu d’une critique de « la prostitution », il faudrait critiquer toutes les formes d’échange économico-sexuel, dans le cadre d’une critique de toutes les formes d’exploitation affective et d’exploitation sexuelle dans toutes les relations sociales.

Au lieu de focaliser sur le concept de la prostitution, je propose de s’intéresser aux liens entre sexualité, économies formelles, économies informelles, exploitation affective et migration, tout en reconnaissant l’autonomie relative (donc limitée mais réelle) des migrantes venues du Tiers Monde qui remplissent de plus en plus les positions les plus exploitées et précaires – dans le travail domestique et dans l’industrie du sexe, entre autres – dans les sociétés Européennes.